Qu’arrive-t-il à une femme lorsque son désir d’enfant l’entraîne désespérément vers l’impasse ? Le ravage parfois. Nous savons que l’impossibilité pour une femme d’avoir un enfant peut avoir des conséquences douloureuses. La promesse de la science de le lui permettre là où la biologie ne le peut pas, ainsi que les changements dans les paramètres sociaux, familiaux et économiques qui peuvent transformer l’adoption en un échange commercial – comme c’est le cas des ventres à louer – ont une incidence particulière sur le réel de la maternité.
Tamara Jenkins dans son film Private Life [1]construit sur ce sujet un récit entre ironie, critique et désespoir, non sans quelques étincelles d’amour, à travers quelques-uns de ces personnages perdus dans le malaise de notre civilisation. Comme nous pouvons le lire dans le texte de présentation de Dominique Holvoet, « Ce que révèle la psychanalyse lacanienne, c’est que le désir vient habiller un vouloir jouir particulier, ici de l’enfant [2] », et ce film montre qu’on n’y jouit pas de l’enfant lui-même, mais du désir d’en avoir un et des ravages qui en résultent. En effet, dans ces vies qu’il dépeint, les temps où la fonction du semblant phallique opérait comme un nœud semblent lointains. Le désir d’enfant pouvait alors être satisfait ou déplacé, ou les deux, ce qui n’épargnait pas toujours de la souffrance du symptôme. Dans Private Life, le désir d’enfant va jusqu’à la caricature, surtout lorsque le film met l’accent sur la manière dont le désir s’est trouvé court-circuité par l’intervention des techniques de reproduction assistée. L’enfant est alors un pur produit d’usine de fertilisation et le film montre impudemment le plus intime du parlêtre, ses désirs et ses fantasmes.
Private Life est aussi l’histoire d’un couple et de ses malentendus. Le récit des tentatives successives ratées d’avoir un enfant montre bien la façon dont la civilisation contemporaine peut réduire le désir à une pure demande. À aucun moment du film on ne sait comment mari et femme sont parvenus à désirer un enfant. Rachel, la protagoniste, incarne un désir qui fait des ravages. Richard, l’époux, l’accompagne docilement, ne trouvant d’autre manière d’apaiser son désespoir qu’en mettant son impuissance à son service.
L’ensemble du film est marqué par une sensibilité particulière à ce qui se passe lorsque la demande d’enfant s’adresse à un Autre qui croit avoir les moyens de la satisfaire, mais qui, – comment pourrait-il en être autrement ? – échoue à chaque fois. L’Autre de la demande est incarné par les médecins et les services de fécondation assistée, les services sociaux d’adoption et, attention ! par d’autres femmes, potentielles donatrices d’enfants ou d’ovocytes. De son côté, le mari dans une pathétique représentation de l’ancien combattant, semble avoir perdu le combat sans même y être entré [3]. S’il a pu y avoir entre eux deux un désir d’enfant, il a été oublié et ce à cause des déceptions rencontrées dans leur plan de carrière. Comme Richard le dit tristement à Rachel « Nous ne faisons même plus l’amour ».
L’inlassable et dévastatrice recherche fait chuter un à un les semblants auxquels se noue la jouissance dans le désir d’enfant : le père, le phallus, la filiation. Richard témoigne d’énormes difficultés à être père dans le réel, le symbolique et l’imaginaire. Le désir entre mari et femme brille par son absence. La filiation est mise en cause quand le couple décide de recourir à une jeune femme – fille du demi-frère de Richard – comme donatrice d’ovules. Une scène délicate révèle la confusion quant à l’enfant que les deux femmes imaginent. L’amour et le désir apparaissent cependant là même où, peut-être, on ne les attendait pas. Ils émergent certainement tout au long du film dans la relation du couple avec la jeune donatrice et plus particulièrement entre les deux femmes qui se retrouvent à mettre leur corps au service de la maternité. S’il y a don, ce n’est pas celui d’un morceau de corps, mais don de ce que, vers la fin du film, le couple offre à la jeune femme, don de la reconnaissance du sujet qu’elle est et de ses désirs. C’est qu’aimer, c’est donner ce que l’on n’a pas.
Le récit de Tamara Jenkins montre la profonde divergence, structurale sans doute, dans nos façons de vivre aujourd’hui, entre la jouissance qui peut se nouer à l’amour et la jouissance du Un-tout-seul. Private Life est le portrait d’une civilisation ordonnée à partir de la production en masse d’objets – promesse de la satisfaction qui manquerait – laissant le parlêtre aux prises avec le réel de la vie, du sexe et de la mort.
Traduit par : Véronique Outrebon
Relu par : Colette Richard
Photographie : ©Pascale Simonet – https://www.pascale-simonet.be/
[1] Private Life, est un film américain écrit et réalisé par Tamara Jenkins sorti en 2018. « Un couple de quarantenaires ayant tout essayé, sans succès, pour avoir un enfant retrouve soudain espoir à l’arrivée d’une nièce. » Netflix.
[2] Holvoet D., argument du 6è congrès européen de psychanalyse, Pipol 10, 3-4 juillet 21 à Bruxelles, disponible ici.
[3] Cf. Miller J.-A., « L’Orientation lacanienne, De la nature des semblants », [1991-1992], enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de Paris viii, cours du 12 février 1992, p. 154, inédit.