Un couple des temps anciens
À notre époque, comme nous le voyons de manière répétée, la procréation est conçue comme séparée de, ou non nécessairement connectée à, un acte sexuel. Nous voyons aussi s’étendre la pratique de rencontres sexuelles destinées à être contingentes, sans relation avec l’amour, sans s’illusionner ou se leurrer à l’idée d’être deux. Ce qui semblait à l’origine aller ensemble se manifeste maintenant comme séparé.
Cette séparation a été rendue possible par la science et elle a été mise en avant par le fait qu’il n’existe plus d’opinion commune à propos des meilleures façons de jouir des corps. Et le corps lui-même ne montre maintenant plus d’appartenance à un groupe sexuel. Mâle et femelle sont des concepts très liquides.
Il y a très longtemps, au début du monothéisme, circulait un conte – ultérieurement écrit et scellé dans la Bible – sur ce que sont le mâle et la femelle pour les animaux parlants, les humains. La Genèse regroupe tous les animaux, nous inclus, en tant que créés en deux sexes différents [1] . Elle élabore cependant le fait que pour ces animaux spéciaux, qui parlent, la question des deux sexes est un peu plus compliquée et nécessite une explication.
C’est ainsi que nous trouvons Adam seul [2] , créé en tant que Un tout seul et, selon l’appréciation de Dieu, souffrant de sa solitude. Confronté à ce problème, ayant présenté à Adam tous les animaux du jardin d’Eden, et voyant qu’aucun d’entre eux n’était une solution possible, Dieu créa Ève, de la côte d’Adam, en tant qu’ezer kenegdo, une aide contre lui.
Lacan mentionne plus d’une fois l’expression « aide contre » dans le Séminaire XXIII. La première fois, il décrit son point de départ : « Je pars de ma condition, qui est celle d’apporter à l’homme ce que l’Écriture énonce comme, non pas une aide à lui, mais une aide contre lui. [3] »
La deuxième fois, il répond à une question écrite à propos de l’analyste en tant qu’« aide contre ». Lacan dit : « Le psychanalyste est une aide dont on peut dire que c’est un retournement des termes de la Genèse, puisqu’aussi bien l’Autre de l’Autre, c’est ce que je viens de définir à l’instant comme, là, ce petit trou. [4] » Ce petit trou peut fournir une aide, affirme-t-il, puisque l’hypothèse de l’inconscient suppose le Nom-du-Père. La psychanalyse prouve qu’il est possible de se passer du Nom-du-Père. « On peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir [5] ».
Lorsque la Bible tente d’imaginer, de penser la relation logique entre les deux, elle utilise le nom du père, c’est-à-dire le langage. Tout d’abord, Adam lui-même a affirmé qu’il accepterait la femme comme son aide contre : car contrairement à la fois où les autres animaux lui avaient été présentés, celle-ci est os de ses os et chair de sa chair, raison pour laquelle on devrait l’appeler femme.
À présent, examinons comment un corps pourrait jouir d’un autre corps et se séparer de la jouissance auto-érotique. Qu’est-ce qui permettrait le désir d’un autre corps ? Qu’est-ce qui permettrait l’érotisme ? Il semble que la meilleure solution à cette époque était celle que Dieu avait inventée : la femme serait ezer kenegdo, « aide contre lui ». Kenegdo, « contre lui », a donné lieu à de nombreuses interprétations.
Jacques-Alain Miller mentionne les points de vue de certains rabbins qui séparent « aide » de « contre lui ». La femme sera une aide pour l’homme s’il le mérite, et sera contre lui s’il n’est pas droit ou n’en est pas digne. Récompense ou punition [6].
Un rabbin m’a aidée à chercher une interprétation qui n’opposerait pas les deux parties de ezer kenegdo. Il a trouvé pour moi que Ramban le lit comme portant deux qualités : l’aide devrait être contre lui, en face de lui. Comme ils sont capables de se voir mutuellement, ils se séparent et se rapprochent lorsqu’ils le veulent [7]. Cette lecture du Ramban inclut le mouvement du désir. Kenegdo peut aussi être lu avec son sens de « contre lui » dans le désaccord ou la controverse. La femme aide et est en désaccord.
Sachant qu’il n’y a pas de rapport sexuel, puisque le fait biologique mâle et femelle ne gouverne pas la vie du corps parlant, nous pouvons voir le « contre lui » comme le sinthome qui permet d’abandonner la jouissance auto-érotique et solitaire du corps propre, et rend possibles les illusions de l’amour.
Puisque le fait d’habiter tous deux le langage signifie l’équivalence et, par conséquent, l’absence de rapport sexuel [8], c’est par le langage que les humains inventent leur propre façon de jouir de leur propre corps par l’intermédiaire d’un autre corps. Et c’est l’avantage de l’invention de la femme en tant que sinthome. Aide contre eux.
Traduction : Laurence Maman
Photographie : ©Véronique Servais
[1] La Génèse, I, 27, Sainte bible.com
[2] La Génèse, II, 18, Sainte Bible.com
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 31.
[4] Ibid., p. 136.
[5] Ibid.
[6] Cf. Miller J.-A., « Notice de fil en aiguille », in Lacan J., op. cit., p. 241.
[7] Nahmanide, “On Genesis 2.18”, https://www.sefaria.org/Ramban_on_Genesis.2.18?lang=bi
[8] Cf. Lacan J., op. cit., p. 101.