En France, la loi relative à l’interruption volontaire de grossesse qui date de janvier 1975 est venue réglementer une forme de malaise dans la civilisation qui était la « situation de détresse » [1] dans laquelle une femme enceinte pouvait être placée : celle-ci voulant avorter, prenait le risque d’avorter de sa propre vie.
Cette loi est donc venue formaliser la demande des femmes auprès d’un médecin comme étant de droit.
Elle a été le point d’orgue d’une longue lutte menée par les femmes pour faire reconnaître ce droit qui n’est pas si évident puisque de nombreux pays l’ignorent encore et qu’en France même, rien n’est vraiment gagné. [2]
Dans son texte « Théorie du caprice », Jacques-Alain Miller prend en compte ces combats de femmes : « De plus en plus est en voie de s’accomplir ce que la civilisation a essayé partout d’empêcher, à savoir : les femmes commandent. Elles commandent avec le signifiant-maître en main. […] Il faut donc favoriser partout l’accession légale des femmes aux postes de commande. C’est de là seulement que peut venir quelque chose de nouveau [3] ».
Notre époque actuelle avec la libération de la parole via le mouvement #MeToo est la preuve de ces avancées.
Mais nous pouvons constater par notre expérience, que la demande s’est rapidement déplacée vers une revendication exprimée très souvent en ces termes : « Je veux une IVG ! » Le droit de toutes et de chacune est venu se réduire à cet énoncé qui se suffit alors à lui-même.
Il semble qu’il y ait là un hiatus entre le « volontaire » de l’intitulé de l’interruption de grossesse qui renvoie à la liberté de chacune et cette formulation « Je veux » qui relève d’une volonté qui ne se discute pas et qui enferme chacune dans un énoncé universel. C’est ce qui se fait entendre à l’hôpital par des médecins qui prennent connaissance de la liste des IVG de la semaine : « Qu’est-ce qu’elles ont toutes ? »
Jacques-Alain Miller, toujours dans l’article cité plus haut, posait ainsi la question : « Mais qu’est-ce que c’est pour des femmes que d’occuper cette place légalement, avec le signifiant-maître en main ? C’est la grande question. [4] »
L’entretien obligatoire « pré-IVG » qui était stipulé dans l’article 4 [5] de la loi fut supprimé quelques années après, car il avait été souvent objet de malentendus référés à ceux qui recevaient ces demandes. Un fort mouvement des femmes est arrivé à ce que cet entretien soit une proposition et non plus une obligation. Le « volontaire » renvoyant alors au « nous savons ce que nous faisons ! ».
L’effet, là encore, a été un nivellement de l’énonciation sous l’énoncé. Le signifiant-maître avortement dont les femmes se sont emparées pour dire leur malaise a passé sous silence ce qu’il en était du symptôme. Le malaise n’est pas le symptôme. Seul un parlêtre peut se faire représenter par son symptôme. Seul il est habilité à l’articuler au singulier pour signifier la façon dont chacun se débrouille avec l’inexistence du rapport sexuel.
Dans ce « Je veux une IVG », ce qui est le plus souvent entendu, c’est l’impasse du « encore » d’une répétition, qui accroît le malaise de part et d’autre autour de l’enjeu de l’avortement.
Cette butée peut venir aussi de la littérature « psy » qui peut avancer des interprétations du type : « l’IVG s’adresse à la mère », interprétations qui enferment la demande des femmes dans un autre rapport à l’universel.
Si l’on entend ce « je veux » du côté itératif et non plus répétitif, nous pouvons reconnaître un S1 qui n’entraîne plus de S2. Il n’y a plus que l’urgence du S1. Nous avons alors des chances d’en approcher la dit-mension de réel. Il ne s’agirait pas alors de le recouvrir d’un S2 interprétatif du côté d’un savoir, mais de border ce S1 pour qu’un passage puisse se faire jusqu’à un S2 qui appartienne en propre à celle qui parle, permettre qu’un espace se crée entre S1 et S2 pour que, de cet intervalle, une femme puisse émerger. Un espace pour dire, pour déplier à la fois la fiction concernant le ratage du rapport sexuel, mais aussi ce qu’il en est du rapport au corps de chacune. Chances pour les femmes de se faire entendre autrement.
Ainsi cette femme qui au-delà de l’accident dont elle parle comme un oubli de pilule, dit qu’elle est gendarme. Lui proposant d’en parler, elle pourra dire que depuis toute petite elle a cette idée, d’être gendarme et qu’elle y est arrivée. C’est ce qui compte le plus pour elle. Son oubli de pilule se situe dans la perturbation d’un concours qu’elle prépare pour être admise dans une section d’intervention de secours en montagne qui n’admet pratiquement que des hommes. C’est un pari pour elle que d’intégrer ce « corps d’hommes ». Lui répétant sa formule, elle l’entend et se met à rire.
Ou bien cette autre femme qui s’est séparée de son mari après dix-huit ans de vie commune, dix-huit ans d’« infécondité » avérée par des spécialistes. Elle vient de rencontrer un homme dont elle est enceinte : « Est-ce un pied de nez à mon mari ? » Puis elle parle des deuils qu’elle a dû faire récemment, père, mère, séparation, mais surtout ces dix-huit ans d’infécondité. Et ajoute-t-elle : « Je mets cette grossesse-là aussi dans la série. Mais cette fois pour que j’en finisse avec mon passé. Je dois faire un trait, physiquement sur ce passé. » Après un silence, elle ajoute : « C’est peut-être bien une histoire que je me raconte, tout ça… »
Photographie : ©Pascale Simonet – https://www.pascale-simonet.be/
[1] Loi du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse, dite loi Veil, est une loi encadrant une dépénalisation de l’avortement en France. Selon l’Art. 4. Section 1. Art L.162-1 de cette loi : « La femme enceinte que son état place dans une situation de détresse peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse ».
[2] Cf. « Manifeste des 343 « La bataille de l’IVG n’est pas gagnée » », Libération, 3, 4 et 5 avril 2021.
[3] Miller J.-A., « Théorie du caprice », Quarto, no71, août 2000, p. 11.
[4] Ibid.
[5] Cf. Loi du 17 Janvier 1975, op. cit., Art. 4. Section 1. Art L.162-4.