« Je ne t’entendrai pas m’appeler en criant d’un bout à l’autre de la maison. Tu ne renverseras pas d’eau sur le tapis, je n’aurai pas à changer tes couches ni à me lever au milieu de la nuit, je ne serai pas fatiguée par mes nuits sans sommeil, je n’achèterai pas de siège bébé pour la voiture, je ne me demanderai pas si nous avons de quoi en acheter une plus grande, je n’aurai pas non plus à m’inquiéter de savoir comment je gagnerai ma vie pendant neuf mois ni après. Je n’aurai à me poser aucune de ces questions. Ton départ a facilité beaucoup de choses. “ Un enfant c’est du souci, beaucoup de fatigue ; un de plus, c’est la multiplier par deux. ˮ Tu m’as évité tout ça. Ton départ a d’ailleurs été très discret. Tu n’as pas fait plus de bruit en partant qu’en arrivant, aucun, même à l’échographie. Rien, pas un son. Tu en aurais fait pourtant dans la maison, je me serais permis de te dire que tu en faisais trop. Moi qui aime tant le silence, je suis gâtée. Tu ne pleureras pas pour aller à l’école ou quand je m’éloignerai de la maison. Tu ne hurleras pas que tu as faim ou que ton jouet est cassé. Tu ne te disputeras avec personne. Comme dit B., “ c’est quelqu’un de bien, il est discret. ” Tu devais être quelqu’un de très bien. J’en ai été persuadée dès le départ. Simplement, tu n’es plus là. Ou seulement pas là. [1] »
C’est une histoire terriblement banale. Une histoire d’une telle banalité qu’elle n’a d’ailleurs généralement pas sa place dans la littérature, ou si peu. C’est l’histoire que l’écrivaine Dominique Sigaud nous offre avec son court récit, paru en 2005, Aimé. Une histoire qu’aura à traverser une femme enceinte sur quatre, pas de la même façon évidemment, mais pour chacune à différents degrés comme une perte, perte physique bien sûr, symbolique le plus souvent. Perte qui lève également un voile sur le réel hors sens de la conception, et interroge bien davantage encore sur cet étrange vouloir que notre congrès Pipol explorera cette année.
On pourrait se demander si ce qu’on nomme la fausse couche n’éclaire pas, ne met pas au jour, l’os de ce vouloir un enfant, dans l’échec d’un tel vouloir, au-delà sans doute des aléas du désir. Car toute naissance n’a-t-elle pas affaire à la perte ? Toute naissance n’est-elle pas intimement imbriquée à la mort ? Toute grossesse n’est-elle pas une traversée ? Tout accouchement n’est-il pas une épreuve et un seuil pour la femme qui devient mère ? Car au terme de ces neuf mois nécessaires à imaginer, redouter, espérer, fantasmer l’enfant et ce qu’il viendra bouleverser, entre l’enfant désiré et l’enfant qui paraît pour reprendre les mots de Françoise Dolto, entre l’enfant du fantasme et l’enfant réel, cette première séparation n’est-elle pas une forme de perte ? – qui d’ailleurs peut transparaître au travers des différentes formes d’abattement qui peuvent surgir chez une femme qui vient de mettre au monde un enfant, de la légère tristesse du baby-blues aux formes graves de décompensation post-partum.
Bien sûr, un tel vouloir concerne aussi les pères, ou les mères qui ne portent pas l’enfant. Mais considérons aujourd’hui, avec D. Sigaud, cette traversée dont elle montre magnifiquement à quel point elle est avant tout corporelle, pour la femme qui porte un enfant dans son corps, et qui parfois doit encore le porter lorsqu’il est mort.
Pour D. Sigaud, cette traversée dura quatre mois : de la surprise de la découverte de la grossesse alors qu’elle atteignait presque l’âge de la ménopause, à la certitude que la grossesse est arrêtée, en passant par les fausses joies, l’attente d’une échographie qui montrerait le clignotement indiquant qu’un cœur bat, les doutes et la violence de certains représentants et représentantes du corps médical, la façon dont cette grossesse inopinée résonne dans son couple et bien au-delà son histoire. Une fois encore, l’artiste précède l’analyste et « lui fraie la voie » comme le dit J. Lacan à propos de M. Duras. Comment elle éclaire pour nous les enjeux inconscients de l’arrêt de grossesse, de la fausse couche qui résonne avec son IVG, et plus loin, de la grossesse et la conception plus généralement.
Un vouloir ambigu
Ce qui frappe d’abord, malgré le court laps de temps de la grossesse que va vivre D. Sigaud, ce sont les aléas du vouloir et l’ambivalence des sentiments, entre immense sentiment de plénitude, peur, tristesse et soulagement de la perte, sentiment d’être reliée au monde et sentiment de solitude notamment dans la réaction mitigée de son compagnon.
Il y a d’emblée, l’appel à la raison, celui des autres comme le sien : « ce n’était pas un bébé » ; « il vaut mieux que ça arrive maintenant » ; « la nature fait bien les choses » ; « à ton âge, tu as mieux à faire ». « Je suis raisonnable, écrit-elle, je ne fais pas d’histoires. Je t’ai perdu si petit, sept millimètres à peine, pas de quoi fouetter un chat. [2] »
« D’ailleurs, tu n’existais pas encore, il est convenable d’oublier ce qui n’existait pas encore. J’ai oublié que tu as été là, j’oublie que tu n’y es plus, que j’ai honte de t’avoir perdu et plus encore d’en être parfois soulagée. Je n’aurai plus à m’inquiéter de te perdre, à avoir peur de ces insupportables fatigues qui m’écrasaient, du froid qui s’insinuait en moi à n’importe quelle heure, ni d’avoir à te porter neuf mois. D’ailleurs, je refume, je bois du vin et du whisky, je suis pleine d’énergie, très productive. Vide. En pleine forme. Je fais face. Te perdre était beaucoup plus raisonnable que te garder, beaucoup plus facile. J’ai séparé celle qui t’a conçue de celle qui tenait à sa vie inchangée. C’est la deuxième qui l’a emportée. [3] »
C’est une femme coupée en deux qui témoigne. D’un côté celle qui avait l’idée que l’arrivée inopinée de cette grossesse donnait un sens à ce qu’elle vivait, qu’il était une promesse, non pas un embryon, mais bien un enfant, qu’elle nomme, à qui elle s’adresse dans ces pages, « Aimé » : « peut-être est-ce ce qui est si ravageur dans le fait de vous perdre. Perdre ce bienfait, cette douceur si tendre dans le ventre, cette promesse. [4] »
Et puis d’un autre côté, celle qui au contraire ne voulait pas d’un nouvel enfant, celle qui est en même temps les deux, et dont la division renvoie à une part obscure d’elle-même, tapie là depuis si longtemps, et que l’irruption de la vie dévoile, donne à voir de manière crue : « Ma propre impuissance me sidère. Jusqu’au bout, elle me sidérera. Je peux désirer l’enfant que je porte et le perdre. Je peux désirer l’enfant que je porte et faire l’inverse de ce qu’il faudrait. Je peux désirer l’enfant que je porte et que sa présence, dans le même temps, me mette face à ce qui en moi rend cette présence difficile. Je sais que ces contradictions existent, ces contraires en soi. Celle-là est peut-être la plus difficile à admettre. La vie est en jeu. [5] »
Vouloir, mais quel objet ?
De tels mots ne peuvent que mettre définitivement un point d’arrêt à l’idée que l’arrivée d’un enfant serait un moment de plénitude, qu’elle permettrait à une femme de se réaliser, ou encore qu’un prétendu instinct maternel offrirait à une femme de résoudre ses doutes ou ses tiraillements face à la soi-disant évidence de la maternité. En 1976, dans son Séminaire XXIV, Lacan employait des mots forts pour aller contre l’idée d’une telle évidence, en insistant sur l’étrangeté, pour chacune, de porter en son sein un corps en développement : « Dans l’utérus de la femme, l’enfant est parasite, et tout l’indique, jusque et y compris le fait que ça peut aller très mal entre ce parasite et ce ventre. [6] »
Une telle étrangeté peut aller des manifestations les plus banales aux fantasmes les plus inquiétants qui ont nourri nombre de films, comme Alien, voire aux passages à l’acte des femmes infanticides, qui ne reconnaissent pas comme leur ce qui surgit là. Ou comme l’écrit Hélène Bonnaud dans une de ses chroniques de Lacan Quotidien, numéro 599 : « Si l’enfant est ressenti comme un parasite par la femme, c’est-à-dire comme un corps étranger poussant dans sa chair, il restera un enfant marqué de cette symbolisation impossible. Il sera bout de réel, objet déchet, objet qui choit de son corps et qu’elle ne peut assumer comme autre. [7] »
N’est-ce pas sur cela que la fausse couche jette la lumière la plus crue, parfois obscène ?
Car d’une part, il y a pour une future mère l’aspect phallicisé de l’enfant, selon la voie freudienne de l’enfant-compensation (vouloir un enfant du père pour compenser la privation), celui qui place la mère du côté de l’avoir, d’une certaine forme de puissance, cette femme phallique que peut représenter la future mère enceinte, pleine, ce qui éclaire par un certain aspect ce vouloir. C’est pourquoi dans un texte central pour éclairer notre question, paru en 2005 dans La Cause du désir, numéro 89, sous le titre « Mèrefemme », Jacques-Alain Miller peut dire qu’il n’y a pas de parallèle entre le désir d’être mère et le désir d’être père. Ces deux désirs ne sont pas compatibles, car chez une femme, le désir d’être mère est désir d’avoir un enfant, « en prise directe donc sur la castration [8] ». Il s’agit de la division traditionnelle entre la mère qui a et la femme qui manque, « ça ne fait pas un » dit J.-A. Miller.
Mais d’autre part, c’est cela qui permet de comprendre qu’un tel désir est d’emblée mêlé à une certaine jouissance côté femme, à un certain accès, plus ou moins voilé par le fantasme, à l’objet, « l’enfant dans le rapport duel à la mère lui donne, immédiatement accessible, ce qui manque au sujet masculin : l’objet même de son existence, apparaissant dans le réel [9] », comme le dit Jacques Lacan en 1969 dans sa « Note sur l’enfant ». Dans le meilleur des cas, cet enfant sera un objet précieux, enfant-phallus fétichisé : avec l’amour maternel, la perversion est en quelque sorte normale du côté femme.
Ce qui fait apercevoir un autre aspect, sous le voile de cet enfant à venir, puis qui paraît, une autre face de l’objet a, celui qu’il est pour chaque femme à partir du moment où la naissance advient : c’est un objet qui choit du corps, et chacun d’entre nous a été aussi cet objet là, mais dans le meilleur des cas, une fois de plus rendu désirable, agalmatisé par la « chasuble phallique ». Ou comme Lacan le lança devant l’auditoire de son séminaire : « L’objet a, c’est ce que vous êtes tous, en tant que rangés là – autant de fausses-couches de ce qui a été, pour ceux qui vous ont engendrés, cause du désir. [10] »
C’est là le côté hors sens de toute conception, voire même, le caractère perdu de l’origine, au-delà ou plutôt en deçà du désir, et qui peut surgir crûment lorsque la grossesse tourne mal et que l’enfant ne peut plus être recouvert du voile du désir, mais qu’il est nommé comme se l’entend dire D. Sigaud par les médecins, « débris ». D’ailleurs, avant 6 mois, en France, aucune cérémonie n’est prévue pour symboliquement faire exister cet enfant dans son absence, et l’inscrire par exemple, au registre de l’état civil.
« Le sujet, écrit François Ansermet dans son ouvrage Clinique de l’origine, on l’enterre. On lui réserve une sépulture qui le porte au-delà de son existence. L’embryon finit dans une poubelle ou dans un incinérateur anonyme. Depuis ce néant, poursuit F. Ansermet, il nous interroge, il nous regarde, jusqu’à produire des effets d’effroi. À travers lui, on touche un point de réel. Aucun récit ne semble pouvoir l’accueillir. [11] »
C’est ici, justement, qu’intervient le récit littéraire, l’écriture, et sa fonction de traitement pour D. Sigaud, elle qui écrit pour garder une trace de qui est advenu et a disparu, mais aussi comme pour offrir un tombeau à « ces milliers d’enfants qui ont porté un prénom avant de disparaître sans être nés », « ces mères innombrables de tes semblables qui voient un jour disparaître l’idée que vous veniez », pour qu’Aimé ne reste pas « lettre morte/l’être mort. »
Le voile du sens pour recouvrir l’énigme du trou
Et en effet, face à un tel effroi traumatique, face au voile du fantasme qui se déchire, la pente de tout parlêtre n’est-il pas de recourir à la fiction, y compris dans le pire ? Ainsi, si D. Sigaud sait bien qu’une fausse couche est d’abord un accident biologique, elle rejoint une pente qui est celle de bien des femmes qui ont à vivre un tel événement, envahie par la culpabilité de n’avoir pas pu, pas su mener une grossesse à terme, mais également la honte d’avoir pensé qu’une telle grossesse changerait la face du monde, d’avoir été trop vaniteuse, de s’être trop vantée, comme si l’événement mettait aussi au jour une position dans l’existence qu’elle ne connaît que trop bien.
Cette pente au sens se lit encore dans le retour, notamment en analyse, qu’elle fait à son histoire, qui est l’histoire d’une femme, mais aussi, plus généralement, l’histoire du féminin, notamment dans les liens qui unissent une mère à sa fille, liens que Lacan nomma « ravage », et qui peuvent parfois expliquer, comme le rappelle J.-A. Miller dans l’article que j’ai cité, bien des refus inconscients de devenir mère, malgré un désir ou un vouloir apparent, pour ne pas se retrouver à la place d’une mère quand l’impossible de la transmission féminine est au cœur de relations si désastreuses.
D. Sigaud aborde avec parcimonie, mais avec tant de finesse cette question de la génération et de ce qui s’est joué avec sa mère, ravage qu’elle explorera bien davantage encore dans ses autres ouvrages. Je la cite : « Je ne suis pas seulement celle que je suis, je suis aussi mère de et fille de. Mes angoisses viennent de là. Devenir à nouveau mère. J’ai peur que la violence à nouveau m’atteigne, me pulvérise, je ne suis pas seulement celle que je suis. Je suis aussi fille de. Née de. L’enfant que je porte me fait renouer les fils de cette transmission. Le combat est tout à coup d’une stupéfiante violence. Je voudrais n’être jamais née. N’avoir jamais été la cause des conflits que j’ai déclenchés. Je suis Blanche-Neige devant la pomme, Peau d’Âne fuyant tremblante. J’ai trois ans. J’entre dans le féminin. Comment pourrais-je ? Pas de place pour deux dans la même maison. Danger. En portant cet enfant, je répète que je suis une femme, pas seulement un machin qui écrit des livres. Je meurs de peur à l’idée de déclencher les foudres d’une femme vieillissante et je n’y peux rien ; ni raison, ni sagesse, ni savoir. Je n’ai plus accès à rien. [12]»
La femme dans la mère
On entend bien dans les mots de D. Sigaud à quel point si l’on a coutume d’opposer la mère et la femme dans notre pratique, voire de penser que la première fait obstacle à la réalisation de la seconde, d’un point de vue inconscient en tout cas, une autre figure de la maternité surgit là, bien loin de la plénitude triomphante de la mère phallique : c’est plutôt une mère divisée, ambivalente, une mère qui aime et comme le rappelle J.-A. Miller dans son article, qui est donc elle aussi sur une « voie où se réalise l’assomption de la castration », dans le don de ce qu’elle n’a pas, ou qu’elle ne parvient pas à faire.
Mais au-delà de l’amour, pointe dans certaines pages autre chose qui résonne fortement avec ce que Lacan a serré de cette Autre jouissance dite féminine, que peuvent éprouver certains sujets parlants, hommes ou femmes pas tout orientés par la jouissance phallique. Ici, gît le « vouloir un enfant », dans le plus pur féminin qui dépasse le désir, la procréation, voire l’objet-enfant et rend étrangère à soi : « Comment dire la vertigineuse différence entre loger en moi l’enfant et sa disparition ? Cet autre en moi, cet au-delà de moi à l’intérieur de moi. C’est peut-être là, entre autres, l’immense jouissance : enfin, en moi, quelque chose qui ne se résume pas à moi, préparant la sortie au jour d’un autre être. C’est immense. C’est vertigineux. Comme toutes les portes ouvertes dans une maison. Quelque chose s’ouvre, immensément. Je ne suis plus tenue de ne contenir que moi-même. Je contiens ce qui échappera. [13] »
C’est là, pour finir, où se rejoignent le texte, la conception et la création, mais je laisse les derniers mots à l’écrivaine qui sait si bien serrer le réel qui n’a pas de mots : « Cette fois, ils pourront dire que c’est un texte de femme. J’allais écrire sexe à la place de texte. Puis tête à la place de texte. Sexe et tête pour aboutir à texte. C’est ça. Muqueuses et cerveau, utérus et monde, conception et création. [14] »
Photographie : ©Dominique Sonnet – https://www.dominiquesonnet.be/
[1] Sigaud-Rouff D., Aimé, Actes Sud, 2005, p. 12.
[2] Ibid., p. 10.
[3] Ibid.
[4] Ibid., p. 32.
[5] Ibid., p. 25.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait d’une bévue s’aile à mourre », leçon du 16 novembre 1976, Ornicar ?, no 12/13, décembre 1977, p. 4-9.
[7] Bonnaud H., « L’infanticide : une folie maternelle », Lacan Quotidien, n°599, 21 septembre 2016, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr)
[8] Miller J.-A., « Mèrefemme », La Cause du désir, n°89, mars 2015, p. 119.
[9] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 374.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 207.
[11] Ansermet F., Clinique de l’origine, Éditions Nouvelles Cécile Defaut, coll. Psyché, 2012, p. 36.
[12] Sigaud-Rouff D., Aimé, op. cit., p. 24.
[13] Ibid., p. 48.
[14] Ibid., p. 45.