Pères, un par un – Valérie Lorette

©Baudon Dominique - baudondom@gmail.com

[1]Le monde moderne signe-t-il la disparition du père et de ce qu’il ouvre comme possible quant au désir ? Depuis quelques années, les discours de la science et du capitalisme produisent de nouveaux objets ainsi que des signifiants massifs qui ne sont pas sans impact sur le corps, la jouissance et le lien à l’autre.

Les XXe et XXIe siècles ont vu la fonction du Nom-du-Père basculer mais pour autant le père a-t-il disparu ? La métaphore paternelle de Lacan, reformulation du mythe freudien est-elle devenue inopérante ? Le Nom-du-Père a muté en une pluralisation des Noms-du-Père ou non-dupes-errent comme l’écrit Lacan [2]. La psychanalyse lacanienne ne recule pas et s’oriente de son éthique. « Nous ne sommes pas de ceux qui s’affligent d’un prétendu relâchement du lien familial. [3] » L’éthique de la psychanalyse est d’accompagner les sujets à y faire avec les symptômes issus des nouveaux malaises dans la civilisation moderne.

La voie du signifiant

Le mythe freudien fait coexister d’une part le père totémique, le père sur son versant universel, symbolique, celui de l’amour, et d’autre part le père de la castration, le père imaginaire, celui de la haine en tant qu’il est celui qui a si mal foutu sa progéniture en tant qu’il est homme. Lacan reprend ce mythe et en fait une fonction, celle du Nom-du-Père.

Ainsi avec Lacan, le père va être saisi dans sa fonction. Etre un père est une variable, une version de la fonction « Nom-du-Père » (essence de la fonction), une « père-version », à chacun sa version du père (existence). En suivant cette voie, l’ensemble des existences particulières ne peuvent se réduire au tout de l’essence de la fonction.  Se prendre pour le père dans son essence n’est pas sans conséquence sur la structure du sujet.

La voie de l’objet

L’autre voie pour aborder un concept en psychanalyse c’est celle de l’objet. Aborder la question de qu’est-ce qu’un père par ce versant nous permet de nous arrêter sur cette fameuse et remarquable citation de Lacan : « Un père n’a droit au respect, sinon à l’amour que si le dit amour, le dit respect, est […] père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme objet a qui cause son désir. Mais ce qu’une femme en a-cueille, ainsi n’a rien avoir dans la question. Ce dont elle s’occupe ce sont d’autres objets a que sont les enfants » [4]. Être père, c’est donc avoir eu la perversion particulière de s’attacher aux objets a qu’une femme a produits et non aux objets qui causent son désir à lui. Il en prend un soin particulier en tant qu’il permet de séparer de la bonne façon une mère de ses enfants. Le réel en jeu est la façon dont une femme cause son désir. Il est intéressant de lire cela avec le commentaire que Jacques-Alain Miller fait dans « Mèrefemme », selon lequel une mère n’est suffisamment bonne qu’à la condition de n’être pas toute à ses enfants. Voilà ce que veut dire la métaphore paternelle de Lacan. La métaphore paternelle suppose que le sujet reste une femme [5]. Et J.-A. Miller d’ajouter qu’un homme l’oublie à ses dépens. La vertu principale d’un père c’est de ne pas s’identifier à la fonction. Il doit s’en garder et s’en tenir à la contingence de la rencontre avec une femme qui est devenue mère en raison de l’entrecroisement  des objets cause de chacun.

Ce qu’il s’agit de maintenir c’est l’écart entre l’existence et le pour tous. Une des voies pour y parvenir c’est « Epater sa famille [6] ». Il s’agit là d’une vertu paternelle qui consiste à la fois à produire une sorte d’admiration tout en introduisant un décalage par rapport au père idéal.

Les communautés de jouissance

L’abord du père par le biais de son existence exige de considérer ses réalisations au cas par cas. Mais en quoi ce père-là peut garantir un accès à la jouissance ?

L’entrecroisement des perversions maternelles et paternelles est ce qui permet à un sujet d’avoir accès au réel de la jouissance en jeu. Avec l’utopie du patriarcat, la distribution équitable de la jouissance entre tous pouvait encore faire rêver. Chacun pouvait prétendre à sa part en vertu de son amour pour le père et à l’égalité de l’amour du père pour ses enfants. Cette utopie a trouvé ses limites avec l’hédonisme contemporain qui ne permet plus de garantie. La modernité n’a pas pour but le bonheur, bonheur prétendument promis par les nombreux objets lathouses [7], objets en toc qui inondent le marché capitaliste. Ce qui est visé, c’est la jouissance, la bonne, l’ultime.

Nous avons affaire maintenant à ce que Judith Butler appelle le Trouble dans le genre [8]. L’utopie hétérosexuelle était définie par une croyance dans le père, celui qui distribue les sexes et la jouissance. Mais à présent, s’élèvent des voix qui ne croient plus en la distribution équitable de la jouissance, les voix de ceux qui refusent d’user de la binarité du signifiant pour se définir et de se loger sous une identité sexuelle. Ces voix veulent se définir non pas à partir d’une identification mais à partir d’une pratique sexuelle. Une nomination qui vient du sujet lui-même et non plus de l’Autre, un auto-engendrement.

Certains peuvent rêver d’un monde pré-œdipien mais il s’agit aujourd’hui d’un monde post-œdipien dans lequel coexistent l’amour névrotique pour le père, la perversion paternelle et le rejet plus ou moins généralisé des pères.

Il n’y a pas de jouissance ultime qui puisse définitivement nous soulager de notre angoisse. La communauté identificatoire dans laquelle peut se poursuivre la quête de jouissance peut fonctionner comme fondement imaginaire d’une néo-garantie symbolique. Cependant le point de réel reste intact : le sujet est soumis à ce trou du sexuel.

Ni avec toi, ni sans toi [9]

Pour Lacan, toute communauté humaine comporte une limite à la jouissance : « Toute formation humaine a pour essence, et non pour accident, de réfréner la jouissance. [10] »

La fonction du père c’est en même temps une autorisation et une barrière. Nous avons tous à nous inventer un père qui nous reconnait et qui nous rejette, même si un sujet veut être auto-engendré. La production de cette perversion paternelle dans chaque cas doit être l’objet de notre recherche clinique, nous enseigne Éric Laurent.

Etre père ce n’est pas une norme mais un acte qui a des conséquences, fastes et néfastes. La filiation contemporaine renvoie par-delà les normes, au désir particularisé dont l’enfant est le produit, quelle qu’en soit la complexité. Il est le produit de bizarrerie de jouissance, de désir avorté ou malformé. Le père contemporain est un résidu mais il reste incommensurable aux normes. Se servir du Nom-du-Père pour s’en passer recèle encore bien des surprises.

Ça ne rime à rien. Désir, amour et jouissance ne riment pas. Pour autant, essayer de trouver une rime, sa version, ouvre une voie vers des possibles.

 

Photographie : ©Baudon Dominique – baudondom@gmail.com

 

[1] Le titre « Pères, un par un » provient des notes de lecture à partir du texte d’Éric Laurent : « Un nouvel amour pour le père », Cf. Laurent E., « Un nouvel amour pour le père », La Cause freudienne, juin 2006, n°64, p. 77-88.

[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes-errent », 1973-1974, inédit.

[3] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 60-61.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ?, n°3, mai 1975, p. 107.

[5] Cf. Miller J.-A., « Mèrefemme », La Cause du désir, n°89, mars 2015, p. 115-122.

[6] Lacan, J., « Le savoir du psychanalyste, entretiens de Sainte-Anne 1971-1972 », séminaire du premier juin 1972, inédit.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 188.

[8] Butler, J., Trouble dans le genre, Editions La découverte, novembre 2006.

[9] Martial, « Epigrammes, XII, cité in Hennig, J-L., Martial, Paris, Fayard, 2003.

[10] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 364.