Roman familial sur Instagram – Katty Langelez-Stevens

© Baudon Dominique : baudondom@gmail.com

Les romans qui percutent par une interprétation pointue de notre société, une lecture éclairante de son nouveau malaise, ne sont pas légions. Celui de Delphine de Vigan, intitulé ironiquement Les enfants sont rois, fait partie de ces quelques raretés qui permettent d’entrevoir le monde dans lequel nous sommes plongés et auquel nous sommes aveugles.

Mélanie et Clara sont deux femmes que tout oppose. L’une est toute mère, l’autre refuse la maternité. Mélanie est habitée par une faille narcissique sans fond que seule la télévision lui permettait de supporter dans son enfance. Devenue adulte, Mélanie échoue à passer de l’autre côté de l’écran. Elle rencontre un homme sans consistance qui la soutiendra dans tous ses projets et ils font deux enfants. Assez vite elle mettra fin à son activité professionnelle qu’elle exerçait sans passion et se vouera entièrement à la maternité. L’arrivée de Kimmy, petite fille et deuxième enfant, viendra réveiller l’écho sans fond de la faille. Elle-même fille d’une mère qui ne peut avoir aucune considération pour elle et n’a aucun intérêt pour ses petits-enfants, Mélanie construit une adresse en créant un compte Instagram et une chaîne Youtube sur laquelle elle mettra en scène ses enfants. Chaque jour, à chaque moment intime de la vie, Sammy et Kimmy sont exposés au grand public. Mélanie devient actrice, productrice et réalisatrice de sa propre chaîne télé. De sa fascination pour la téléréalité, elle fait un nouveau sens à la vie et une activité très lucrative. Le succès est cette fois au rendez-vous et les millions de vue lui permettent de développer chaque jour davantage son petit business au service des grandes marques qui profitent de cette aubaine publicitaire. Les enfants ne sont plus seulement les objets exposés mais sont aussi les acteurs du grand déballage permanent de jouets, vêtements et aliments industriels.

Toute cette mise en scène du bonheur s’arrête brutalement le jour où Kimmy disparaît. C’est alors que Clara rentre en scène. Cette inspectrice de la Crime est une jeune femme qui a opté pour un choix de vie radicalement différent : elle a tout misé sur sa carrière professionnelle. Elle s’investit totalement suivant et s’opposant à la fois aux idéaux parentaux. Elle a décidé de ne pas procréer bien qu’elle aime les enfants. Elle vit dans un environnement minimaliste, ne conduit pas de voiture, ne possède pas de téléviseur, ni de comptes sur les réseaux sociaux. Clara aimerait ne laisser aucune trace de son passage sur terre.

Ces deux versions féminines révèlent la complexité du désir d’enfant pour les femmes du 21ème siècle. Soit pour Mélanie, il s’agit de vouloir des enfants qui viendront réparer sa propre blessure, qui seront les objets de son fantasme et renforceront son sentiment d’être aimée grâce aux très nombreux likes. Soit pour Clara, qui aime pourtant les hommes et les enfants, il s’agira de ne pas jeter des enfants dans ce monde qu’elle sent trop instable. Ces deux femmes sont des figures contemporaines qui illustrent bien deux positions féminines fréquentes aujourd’hui. Vouloir ou ne pas vouloir un enfant dans ces deux cas aboutit chaque fois au désir de mort : réduction de l’enfant à la position d’objet de consommation exposé au regard global ou disparition des radars jusqu’à la non-existence.

 

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