« Qu’est-ce qui conduit Lacan vers l’objet a ? Au fond, c’est un repentir. C’est le repentir d’avoir, par une sorte de coup de force, réduit ce qui reste vivant du sujet à son signifiant phallique. » [1]
Je suis reconnaissant de cette invitation à apporter mes impressions sur le thème évoqué par un titre aussi suggestif : Vouloir un enfant ? Dès lors s’impose le ton interrogatif qu’apporte le texte, ce qui questionne non seulement l’objet en cause, à savoir l’enfant, mais également le verbe, vouloir. Ce dernier en effet désigne la position de quelqu’un manifestant son intention de procéder aux actions requises pour atteindre cet objectif.
De Lacan, nous tenons un usage de la logique qui ne se conforme pas à la version aristotélicienne usuelle, à savoir : l’universel et le particulier en tant que modalités exhaustives et exclusives conduisant à nier ou à affirmer la conclusion.
Au contraire, l’opération analytique, favorisant la contingence, privilégie l’effet d’ouverture de l’interprétation, la vérité comme alètheia, l’intervention qui fait vaciller le fantasme en sorte que l’acte ait quelque chance d’advenir. On procède ainsi à un usage peu connu de la logique aristotélicienne, évoqué pourtant par Lacan dans son séminaire « … ou pire» [2] dans lequel il élabore pas pour rien ses formules de la sexuation. Il y fait référence aux Seconds Analytiques dans lesquels le philosophe place la négation sur le prédicat au lieu de l’appliquer sur la copule. En d’autres termes, il cite la phrase l’homme n’est pas blanc à laquelle il oppose l’homme est non blanc, proposition permettant, selon Lacan, d’apprécier de façon sensible d’autres possibilités d’interprétation. Lacan affirme avec la même logique que la femme n’est pas toute.
De la même manière, dans l’approche du thème qui nous occupe je voudrais appliquer une logique similaire pour intituler mon texte : vouloir un non-enfant ?
Il me semble qu’un horizon s’ouvre et que enfant apparaît comme le leurre d’autres désirs dont le sujet préfère ne pas prendre connaissance. Par exemple, vouloir un non-enfant peut bien vouloir dire désirer une grossesse mais non un enfant. Quelle qu’en soit la raison : pour rivaliser avec une amie, pour montrer à telle ou telle personne sa propre capacité à engendrer; parce que nous ne savons pas quoi faire et donc ayons un enfant; parce que je veux savoir s’il ou elle m’aime (comme une patiente l’a récemment déclaré en analyse); car un garçon ou une fille peut nous faire mieux nous entendre, avec un long etcetera dont l’intrigue et l’intensité se donnent dans la singularité de chacun, à notre époque où – grâce à la science – un garçon ou une fille peut être servi à la carte.
Je voudrais considérer que cet enfant – impossible pour le langage – occupe le lieu d’un résidu, objet tombé du lit des parents (objet a), même s’il provient d’une éprouvette dont le produit a été implanté dans une mère porteuse embauchée par un couple d’hommes. Le mathème de l’objet en psychanalyse s’écrit a / moins phi. C’est-à-dire : l’objet (l’enfant) sur la brillance phallique qui le sexualise, mais sans le recouvrir complètement, comme l’angoisse nous en avertit tout au long de l’existence. Pas pour rien, Jacques Alain Miller dit que l’objet a est le phallus barré [3]. Ce que je comprends : l’objet a est là où le langage – le sens phallique – fait défaut. C’est une limite interne à la langue.
Après réflexion, il vaudrait la peine de se demander combien de familles, de couples ou de personnes sont au clair sur ce qu’elles veulent lorsqu’elles mettent un enfant au monde. C’est là je pense que l’opération analytique trouve son domaine d’intervention, en sorte qu’un sujet soit en mesure de décider s’il veut ce qu’il désire, ce qui peut en effet différer de l’un à l’autre à propos de la vérité des dits comme correspondance entre les mots et les choses.
Je voudrais introduire ici une phrase qui a acquis ces derniers temps une popularité inattendue en raison du succès remporté par la série filmée qui la porte comme titre : Le jeu de la Dame. Il s’agit de ce mouvement d’échecs qui, selon la légende, a permis à Beth – la protagoniste – de remporter le championnat du monde du jeu scientifique. Mais Beth déploie – pour le meilleur et pour le pire – son jeu de Dame tout au long de sa vie, forcément féminine, sa façon d’intervenir bouleversant tout échiquier sur lequel elle intervient.
Or, pas par hasard, Freud utilise le jeu d’échecs dans « Le début du traitement » [4], pour illustrer l’importance du début et de la fin de la partie. Et le terme jeu apparaît même à la troisième ou quatrième ligne du texte. Il est certain que le Jeu de la Dame apparaît comme une bonne façon d’aborder la manœuvre de l’intervention analytique face à la question : Vouloir un enfant ? Pour la transformer par exemple en Vouloir un non-enfant ? et dribbler ainsi dans la névrose l’ouverture que la contingence peut réserver au désir.
D’après moi, Lacan va très loin à ce sujet, au point qu’il paraît se surprendre à énoncer rien de moins que ceci : une femme peut avoir un enfant avec l’analyste. Non pas bien sûr parce que celui qui apporte le matériel génétique serait le praticien, mais parce qu’il agit en tant que cause opérant pour que ce désir advienne, question qui introduit incidemment le thème du père et avec lui la relation entre le père et la femme (ou La dame pour continuer avec la série filmée). La vérité est que le jeu d’échec de l’analyste peut aller très loin. Passons au texte :
« Je sens que je vais sur un terrain dangereux, mais tant pis (…) S’il y a une question que l’analyse pourrait se poser, c’est bien celle-là. Pourquoi, dans une psychanalyse, ne serait-ce pas – on en a de temps en temps le soupçon – le psychanalyste qui soit le père réel ? Même si ce n’est pas lui du tout qui l’a fait, là, sur le terrain spermatozoïdique. On en a de temps en temps le soupçon quand c’est à propos du rapport de la patiente avec, disons pour être pudique, la situation analytique, qu’elle s’est trouvée finalement mère. » Et pour nous inquiéter définitivement, il termine par cette remarque : « On s’aperçoit du même coup, parce que cela nous élargit les idées, qu’il n’y a pas besoin de prendre la référence de l’analyse que j’ai prise comme la plus brûlante, pour que la même question se pose. On peut très bien faire un enfant à son mari, et que ce soit, même si on n’a pas baisé avec, l’enfant de quelqu’un d’autre, justement de celui dont on aurait voulu qu’il fût le père. C’est tout de même à cause de cela qu’on a eu un enfant. » [5]
Ce qui pointe à l’horizon, c’est la figure du père réel portée par Lacan au compte du langage, de sorte qu’il en reste peu dans cette affaire – au cas où il faudrait le clarifier – pour l’anatomie. Il se charge d’affirmer de ce père réel qu’il est impossible, et c’est là que la rencontre entre père et femme est la plus profitable en ce qui concerne la fonction de résidu par laquelle il situe dans sa « Note sur l’enfant » [6] le lieu de la famille : au lieu bienvenu de la chute du Nom du Père.
Dans cet impossible, père et femme se rencontrent sur une poignée de signifiants, dont la particularité recèle un intérêt libidinal pouvant fournir selon les circonstances une sortie désirante ou un abîme obscur. La poétesse Alejandra Pizarnik se demande pas pour rien : « Comment s’appelle le nom ? » [7] Elle expose ainsi l’inconsistance du langage – ou du phallus si l’on préfère – à répondre à notre cause dernière et définitive : le jeu de la Dame d’Alejandra.
Traduction : Wendy Vives Leiva et Jean-François Lebrun
Photographie : ©Poppe Véronique : www.veroniquepoppe.com & Rolet Christian : www.christianrolet.com
[1] Miller, Jacques-Alain, « L’orientation lacanienne. Donc. » [1993-1994], enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 11 mai 1994, inédit.
[2] Lacan, Jacques, Le séminaire, Livre IX, …ou pire, Paris, Seuil, 2011.
[3] Miller, J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne. » [1986-1987], enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 4 février 1987, inédit : « Si le sujet c’est un signifiant en moins au regard de S1, nous avons la jouissance barrée au regard du phallus et là il reste petit (a). »
[4] Freud, Sigmund, « Le début du traitement », La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1975.
[5] Lacan, J., Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p.148.
[6] Lacan, J., « Note sur l’enfant », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2003.
[7] La poétesse est Alejandra Pizarnik. Le vers cité se trouve dans « Un automne antique. Extraction de la pierre de folie » (1968), Pizarnik, Alejandra, Obras completas, ed. Corregidor, Buenos Aires, 1999, p.130.