Lors de l’Œdipe, le père incarne la fonction de la Loi, tandis que la mère demeure le premier objet d’amour. Comme l’écrit Jacques-Alain Miller : « Pour les deux sexes, le Nom-du-Père est une fonction qui, dans tous les cas, représente cet obstacle, et la Mère est le signifiant de l’objet primordial. [1] ».
Il arrive que certains pères ne parviennent pas à occuper cette fonction et laisse l’enfant désemparé face l’énigme que représente un père, écornant la croyance en la possibilité de se situer face à l’Autre et d’être aimé. Certaines mères peinent aussi à maintenir un lien de proximité et d’amour avec l’enfant. L’histoire que raconte Patrick Modiano évoque « la façon dont le sujet a été séparé́ de l’objet primordial, comment il a été affecté de cette perte, à travers quel traumatisme, souffrance, et ce qui a surgi pour lui de cette perte, quel fantasme en a surgi, quelle jouissance a été récupérée de cette catastrophe [2] ».
Patrick Modiano est cet écrivain qui a trouvé, avec l’écriture, une façon de traiter la souffrance et la perte. Il évoque le fait d’écrire toujours le même livre et dit : « ça donne une impression de puzzle où il manque des pièces mais c’est toujours un peu le même puzzle [3] ». Au puzzle de sa vie répond la quête des pièces manquantes. Toujours manquantes.
Quand P. Modiano reçoit le Prix Nobel de littérature en 2014, l’Académie du Nobel parle de son « art de la mémoire ». Il n’est pas d’accord, et répond : « Le principal champ c’était l’oubli plutôt que la mémoire. [4] »
Écrire contre l’oubli, dans l’ombre des lumières, là où le passé se dérobe.
Dans son roman Un pedigree [5], il franchit un seuil et se dévoile davantage. Il raconte son enfance, son adolescence, avec des parents pris dans la tourmente de la guerre et de leurs propres passions. Ils connaîtront les déménagements incessants, la discontinuité des liens parentaux, la pauvreté et l’insécurité permanente. Ce mode de vie donne consistance à la phrase de Lacan, citée par Éric Laurent, qui n’attribue pas à l’ordre familial un statut de socle, mais plutôt un statut de résidu [6].
Dès le premier paragraphe, P. Modiano donne le ton : « Je suis né le 30 juillet 1945, à Boulogne-Billancourt, d’un juif et d’une flamande qui s’étaient connus à Paris sous l’Occupation. […] Les périodes de haute turbulence provoquent souvent des rencontres hasardeuses, si bien que je ne me suis jamais senti un fils légitime et encore moins un héritier. [7] »
Ce roman est une longue énumération de personnages marginaux, mêlés à des trafics obscurs, des hommes célèbres, des artistes, qui disparaissent de l’histoire mystérieusement. Pour lui, ses parents sont « deux papillons égarés et inconscients au milieu d’une ville sans regard [8] ». Il se souvient d’avoir été gardé par des amis, des inconnus, déposé tel un objet que l’on revient chercher ou pas. Il décrit sa mère comme « une jolie fille au cœur sec [9] ». Il la voyait rarement et écrit : « Je ne me souviens pas d’un geste de tendresse de sa part », avec ce constat : « Je suis un chien qui fait semblant d’avoir un pedigree. »
Le père de P. Modiano a vécu dans les marges de la société, il vit de trafics et de combines qui l’obligent à se cacher. Un événement marque l’impossible rencontre de P. Modiano avec son père. Lors d’un différend avec son père, il crie, tape dans la porte. La police arrive. Ils se retrouvent tous les deux « dans le panier à salade » et il fait le constat que : « Pour la première fois de ma vie, je me trouve dans le panier à salade, et le hasard veut que j’y sois avec mon père. [10] » Son père dit au commissaire « qu’il est un voyou » et qu’il vient de « faire du scandale » chez lui. L’auteur a alors cette phrase : « Je sens bien que mon père serait soulagé de m’abandonner dans ce commissariat pour toujours. [11] » Il ne le reverra jamais.
Si le père symbolique ne parvient pas à tenir cette fonction qui lie paternité et rapport à la loi, comment ne pas être saisi par le style de P. Modiano qui pratique l’art de la fugue, de l’intrigue sans réponse. P. Modiano avance ainsi sur une ligne de crête où l’écriture préserve des ombres, des opacités, qui gardent encore leur secret.
Photographie : ©Dominique Sonnet – https://www.dominiquesonnet.be/
[1] Miller J.-A., « Los padres dans la direction de la cure », Quarto, no 63, octobre 1997, p. 10.
[2] Ibid.
[3] France culture « L’événement Modiano 1 » par Arnaud Laporte et Christophe Ono-dit-Biot en entretien avec Patrick Modiano, le 10 octobre 2014.
[4] Ibid.
[5] Modiano P., Romans, « Un Pedigree » (2005), Paris, Quarto, Gallimard, 2013, p. 829-889.
[6] Cf. Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373. in Laurent É., « Le Nom-du-Père entre réalisme et nominalisme », La Cause freudienne, no 60, juin 2005, p. 139.
[7] Modiano P., Romans, « Un Pedigree », op.cit., p. 829.
[8] Ibid., p. 835.
[9] Ibid., p. 830.
[10] Ibid., p. 879.
[11] Ibid.