Enfant (non) désiré – Bernard Seynhaeve

©Nathalie Crame

Le père de l’enfant est-il celui qui fait don de ses gamètes ? Depuis longtemps cette question n’a plus rien de saugrenu. Mais autre question : la mère d’un enfant est-elle celle qui l’a mis au monde ? N’y a-t-il rien de plus naturel et d’universel ? Drôle de question n’est-ce pas ? Depuis récemment dans l’histoire de l’humanité, la mère n’est plus nécessairement la femme qui a mis l’enfant au monde. Cette question se pose depuis que la science a mis au point de nouvelles techniques médicales de procréation. Le discours de la civilisation est pavé des signifiants de la science et du capitalisme. Moyennant rétribution, il est devenu possible de louer un ventre pour devenir père ou mère. Il a fallu légiférer sur l’élargissement du concept de la maternité. Les législations de nombreux pays se sont adaptées. Le législateur a été amené à « élargir le fondement de la maternité à d’autres supports que le ventre » [1]. À cet égard, en Californie, la législation relative à la gestation ou à la maternité pour autrui est particulièrement étendue. Elle s’est appuyée sur un événement – qui a fait jurisprudence – dans lequel il a fallu le recours du juge pour décider de qui serait la mère du bébé.

Dans cet exemple, John et Luanna Buzzance qui ne peuvent avoir d’enfant, vont faire appel à Pamela Snell, mère porteuse professionnelle. Comme chacun des partenaires est stériles, ce sont des gamètes anonymes – et non celles du mari et de la femme – qui seront fécondés in vitro et par voie d’insémination, introduits dans le ventre de Pamela Snell, moyennant rétribution.

À huit mois de grossesse, le couple décide de divorcer. John Buzzance voulut faire valoir que leur mariage n’avait produit aucun enfant. Luanna contesta la prétention de son mari [2]. La question sera traitée par la Cour d’appel de Californie qui mettra en avant que « l’homme qui consent à l’insémination artificielle de son épouse avec un donneur doit être tenu pour le père de l’enfant ». Cette disposition existe autant dans la loi californienne que dans la loi française. Mais ce qui est nouveau, c’est que le tribunal a étendu cet argument pour la mère de l’enfant. Le plus étonnant en effet dans ce cas, est que c’est en faisant valoir la volonté – nous dirions le désir – de cette femme que sera décidée la filiation. Le tribunal prendra en considération le désir d’enfant, et son jugement fera jurisprudence, du moins aux États-Unis au départ, mais depuis dans d’autres pays, en Belgique et ailleurs.

« Faire un enfant. Avoir un enfant. Donner un enfant… Qu’est-ce que l’enfant dans ce commerce sexuel ? Que donne-t-on quand on fait un enfant ? Donner la vie, dit-on, de quel don s’agit-il ? à qui donne-t-on ? s’interroge François Ansermet  […] Comment se fait-il que nous n’ayons pas un seul géniteur, mais une mère et un père en plus ?

Cette affirmation pourrait être mise à l’épreuve à partir des questions posées par les nouveaux procédés de procréation médicalement assistée aujourd’hui disponibles. Entre acte sexuel, fécondation, nidation, accouchement, filiation, adoption, descendance, générations, tout ce qui était jusque-là lié peut être dissocié. La place de l’enfant comme produit de la lignée s’en trouve-t-elle modifiée ?

Avoir des enfants sans relations sexuelles, sans lien avec le père, sans lien de sang avec la mère, qui est d’ailleurs devenue aussi incertaine que le père, avoir deux mères biologiques, l’une génétique, fournissant l’ovule et l’autre, utérine, assurant la gestation, mais éventuellement une troisième élevant ensuite l’enfant, pouvoir sauter plusieurs générations avant d’implanter un œuf fécondé, un embryon congelé, issu de la même lignée familiale, ou d’une famille différente : de quels systèmes d’échange s’agit-il ?

On parle de don d’enfants, de dons d’ovules, de dons de sperme. De quel type de don s’agit-il ? Ou bien s’agit-il plutôt d’abandon ? Quelle place occupent dans le système de parenté ces hommes et ces femmes qui donnent des substances relatives à la filiation ? Les donneurs de gamètes contribuent à faire naître des enfants. Ces dons sont médiatisés, sans contact direct, hors sexualité. Tout passe à travers des institutions, banques de sperme, services de gynécologie, unités de stérilité. Quelle place occupent ces donneurs indirects d’enfants ? Quelle place occupe le médecin qui opère cette médiation, transformant avec passion des femmes en mères et des hommes en pères ?

Le sperme ou l’ovocyte se retrouvent gérés bien au-delà de l’histoire d’un homme et d’une femme, conduisant à un étrange mélange entre le fait du sujet et des règles sociales et éthiques encore mal établies. Liens du sang, liens du lait, les produits du corps entrent dans un système d’échange qui dépasse l’histoire du sujet aussi bien que les contraintes biologiques. » [3]

Le 21ème siècle pose de manière cruciale la question du désir d’enfant. Dans son essai sur L’utérus artificiel, Henri Atlan affirme que « le libéralisme économique, la liberté de procréer par quelque technique que ce soit, sans limites au désir d’enfant, débouche sur l’entrée en force du marché dans ces techniques qui deviennent tout naturellement des objets de consommation ». [4] Il fait référence à Gena Corea qui dénonce la maltraitance médicale des femmes, dans les techniques de reproduction, qui ne recule pas dans ses prédictions pour promouvoir « la matrice artificielle et […] le clonage, comme techniques de reproduction humaine inéluctables » [5]. Selon Henri Atlan, la thèse de Gena Corea promeut « le clonage reproductif humain [qui] a pu être présenté comme l’élimination des hommes et de leurs spermatozoïdes des processus de procréation » [6].

Mais, finalement, c’est quoi désirer un enfant ?

Nuançons. Vouloir un enfant est-ce désirer un enfant ?

Tout enfant est-il nécessairement désiré ? Poser la question c’est évidemment y répondre. Attardons-nous alors plus précisément sur la question du désir.

Cette question a été abordée de manière très fine par la clinique dans un article d’Yves Vanderveken qu’on ne saurait trop recommander : « Enfant désiré, enfant voulu » [7].

Y. Vanderveken expose la situation d’une femme qui déclare avoir vraiment voulu son enfant, mais elle ne peut rien dire de plus que cela. « Cet enfant, je le voulais vraiment ». L’auteur souligne que pour exister en tant qu’être parlant encore faut-il que cet enfant soit nommé par l’Autre et qu’on en parle. Et comme le remarque Lacan, c’est seulement ainsi qu’il sera issu d’un désir qui ne soit pas anonyme.

Nous y voilà. Que devient le désir d’enfant aujourd’hui ? Lacan nous enseigne-t-il sur le désir d’enfant, chez la mère et chez le père ?

Dès 1969, dans sa « Note sur l’enfant », Lacan fait remarquer que « le symptôme de l’enfant se trouve en place de répondre à ce qu’il y a de symptomatique dans la structure familiale. Le symptôme, c’est là le fait fondamental de l’expérience analytique, se définit dans ce contexte comme représentant de la vérité. Le symptôme peut représenter la vérité du couple familial. » [8]

Quelle que soit la manière dont se structure une famille, quelle que soit la manière de concevoir un enfant, quelle que soit la façon dont les deux germes se sont rencontrés, une chose ne varie pas, c’est que l’enfant en tant que parlêtre, et en tant qu’il sera accueilli par un couple – ou pas – de parlêtres, « aura des symptômes ». À cet égard, en 1974 à Nice, Lacan précise que l’enfant est préfiguré comme trace du désir de ses parents [9]. Et il ajoute que le symptôme de l’enfant est l’inscription, au niveau du réel, du criblage, de la projection du dire de deux conjoints.

Faire un enfant toute seule ? Mais que devient alors le désir d’enfant pour une femme ?

Jacques-Alain Miller apporte la précision suivante : pour une femme, « le fait que l’enfant soit l’équivalent du phallus ou que le désir d’enfant se substitue au Wunsch de pénis, ne réussit qu’à rater. Elle ne réussit que si elle ne visse pas le sujet (l’enfant) à l’identification phallique, mais lui donne au contraire accès à la signification phallique dans la modalité de la castration symbolique. Ce qui nécessite que soit préservé le pastout du désir féminin. » [10] Le pas-tout du désir féminin, voilà l’essentiel. « Le respect pour le Nom-du-Père (chez une mère) ne suffit pas, il faut encore que soit préservé le pas-tout du désir féminin et que la métaphore infantile ne refoule pas chez la mère son être de femme. » [11]

Désir d’enfant, désir de mère, quelles que soient les modalités pour y parvenir, l’important pour que cet enfant ait chance de s’inscrire sous le Nom-du-Père, l’important est que sa mère reste divisée entre la mère et la femme, qu’elle soit aussi une femme et qu’elle désire le rester pour le regard de l’Autre.

À cet égard, il importe aussi que du côté de son partenaire – homme ou femme – elle suscite chez lui cette question : « que suis-je pour elle ? »

« Un homme, poursuit J.-A. Miller, ne devient le père qu’à la condition de consentir au pas-tout qui fait la structure du désir féminin. C’est dire que la fonction virile ne s’accomplit dans la paternité que si celle-ci est consentement à ce que cet autre soit Autre, c’est-à-dire désire en dehors de soi. » [12]

« Il est bon que le désir soit divisé » [13] conclut J.-A. Miller.

Photographie : ©Nathalie Crame.

 

[1] Iacub M., L’empire du ventre. Pour une autre histoire de la maternité, Paris, Fayard, 2004, pp. 271-275.

[2] Ibid.

[3] Ansermet F., Clinique de l’origine, Lausanne, Édition Payot, 1999, p. 32-33.

[4] Atlan H., L’utérus artificiel, Paris, Seuil, mars 2005, p. 94.

[5] Corea G., The moter machine, New York, Harper and Row, 1985, cité par Atlan H., op. cit, p. 143.

[6] Atlan H., op. cit, p. 147.

[7] Vanderveken Y., « Enfant désiré, enfant voulu », La lettre mensuelle no 154, décembre 1996, pp. 17-19.

[8] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, Paris, 2001, p. 373.

[9] Cf. Lacan J., « Le phénomène lacanien », conférence au Centre universitaire méditerranéen de Nice, le 30 novembre1974, Les Cahiers cliniques de Nice, juin 1998, no 1, p. 29.

[10] Miller J.-A., « L’Enfant et l’objet », La petite girafe, n°18, décembre 2003, pp. 6-11.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Ibid.