De ce qui perdure dans la perte pure – Paola Francesconi

©Pascale Simonet - https://www.pascale-simonet.be/

Dans le compte rendu du Séminaire XIX, intitulé, justement, … ou pire, Lacan fait du non « ou-pirer » une question d’honneur, non personnelle, mais de la psychanalyse en tant que telle : je ne suis pas de ceux qui ou-pirent dit-il. [1] Selon Lacan, ou-pirent ceux qui se laisse entraîner à l’Un, alors que lui il réaffirme qu’ «il y a de l’Un », c’est différent. La dérive du tout, de l’absolu, c’est le pli que peut prendre aujourd’hui le discours de la science notamment en ce qui concerne le Nom- du-Père et la filiation.

Donc, en 1972, Lacan refuse d’ou-pirer, il veut maintenir solide l’alternative au pire, ou plutôt, les alternatives, il peut y en avoir beaucoup, comme le suggèrent les trois points de suspension qui précèdent … ou pire. Mais, attention, écarter le pire, ce n’est pas soupirer le père, pouvoir en faire contre mauvaise fortune bon cœur.

Je fais référence ici au jeu de mots de Lacan lui-même, entre « ou pire et s’ou-pire » ce dernier s’apparentant au soupir. L’honneur n’est pas nostalgique, en ce sens il ne ou-pire pas, il n’est pas une alternative au pire comme alternative au père, mais plutôt comme alternative au dire. Les trois points ne se réfèrent pas à une parole, mais à une substitution littérale : si on remplace le p de pire on arrive à dire, identique en français et en italien. La mise en valeur de la lettre apparaît comme une décomposition radicale de l’énoncé et de sa signification.

Dire est la dimension énonciative, le lieu vide de l’énonciation, une dimension qui honore la psychanalyse, la freine de la poussée contemporaine qui aplatit le dire sur le dit, ou, pire, aplatit la place vide, que Lacan considère comme indispensable au discours analytique et au sujet, en l’Unifiant dans le réel.

Donc, en 1972, rien n’empêchait le Nom-du-père, au pluriel, au milieu d’autres réponses possibles, de sombrer dans une dérive, un glissement en ligne droite, anti-borroméenne, vers l’Un dans sa pire version c’est-à-dire l’absolue. Un an plus tard, dans Télévision, il le dit autrement : « de ce qui perdure de perte pure à ce qui ne parie que du père au pire ». [2]

Cela change tout, le pire devient un pari engagé et non plus évité par le père. Lacan insistait sur l’importance, essentielle pour la psychanalyse, de la place vide qu’elle honore et, avec elle, qu’honore le sujet de l’inconscient. Le signifiant honneur fait immédiatement référence au père, et Lacan en fait un usage à double sens, comme toujours : il y a l’honneur et, en même temps, sa valeur en tant que semblant. Ne l’oublions pas.

Les nouvelles filiations abolissent la version du père, comme élément constitutif du symptôme, la subordonnant, comme Hélène Bonnaud le suggère dans sa présentation du Blog Pipol 10, à la primauté du père spermatozoïde [3], sorte de nouveau Nom-du-Père. La version, père-version de la jouissance paternelle qui a façonné le devenir de l’historicisation œdipienne de l’enfant, vient plus tard, elle n’est pas essentielle. Qu’est-il arrivé ?

Je propose l’hypothèse que l’Un de la science a fourni la possibilité de se passer du père tout court [4] en utilisant sa lettre c’est-à-dire la décomposition du Nom à la lettre. Lettre, oui, mais la lettre de la génétique lettre de l’ADN. On pourrait s’en passer en se servant de la lettre de la biologie en utilisant la lettre du biologique.

La filiation se charge d’une autre valeur, une fois qu’elle est réduite au faux essentiel : avoir un enfant ce n’est plus un désir, mais une volonté. Il suffit de le vouloir. La place vide du désir est abolie au profit de l’absolutisation du vouloir. Il suffit maintenant de demander ce qui est disponible dans la banque de sperme. Mais la « pure perte » de Télévision « persiste », elle n’est pas abolissable, elle s’insinue dans un pire qui conduit au pari d’un père qui résiste au-delà du père, à l’illimitée de la persistance de la perte. Le père, résistant à l’ouverture de son au-delà, opte seul, dit Lacan, pour le pari du pire. Il provoque une torsion au pire. Le pire n’est plus une alternative au dire, mais est introduit par un Nom du père de plus en plus étroit jusqu’à ce qu’il soit réduit à une cellule germinale. Ce qui n’a jamais cessé de ne pas s’écrire, le réel en jeu dans le non-rapport des sexes, désormais, pour la biologie, s’écrit comme le réel éprouvé de la paternité, l’ADN qui la certifie.

Deux ans plus tard, le Séminaire XIX est un Nom-du-Père qui parie « seulement » sur le pire. Pourquoi ? Je crois que Lacan avec cette phrase de conclusion de Télévision souligne la persistance de la perte, autre voie de la place vide, que l’Un de la science voudrait abolir.

De multiples versions de nouvelles familles, de nouveaux pères, de nouvelles mères pullulent, jaillissent et à leur manière – et ce n’est pas le pire – font honneur à la psychanalyse qui, de la pire science, parvient à faire le mieux du pire. C’est un mariage arrangé de la science avec la psychanalyse. Mais il nous faut inventer un moyen de faire avec.

Faire avec ce que, dans le discours moderne, propose la tyrannie de l’Un et des solitudes modernes comme érotisation du faire sans, en se servant du partitif « il y a de l’Un ». De cette façon, on décomplète le Un de la biologie en réintroduisant la singularité des versions et des inventions multiples des romans familiaux dans lesquelles peuvent réapparaitre, dans l’après-coup [5], de façon rétroactive, après le vouloir, le désir.

Une nouvelle forme de désir d’enfant – génitif / objectif / subjectif – nouvelle parce qu’elle est reconstruite à partir du réel et non plus à partir du symbolique.

C’est ainsi qu’il me semble comprendre le pire comme une forme de la volonté de jouissance à la place, ainsi remplie, du désir d’enfant.

Entre ici en ligne de compte, la chance que la persistance de la perte oblige les sujets à chercher  comment y faire avec le pire de la transmission pure de la génétique.

 

Traduit par : Salvina Alba

Révisé par : Elda Perelli

Photographie : ©Pascale Simonet – https://www.pascale-simonet.be/

 

[1] Lacan J., « … ou pire. Compte rendu du Séminaire 1971-1972 », Autres écrits, Paris, Seuil, Coll. Champ Freudien, 2001, p. 547.

[2] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, Coll. Champ Freudien, 2001, p. 545.

[3] Bonnaud H., « Nom-du-Père ? », posté le 29 janvier 2021 sur le Blog du Congrès PIPOL 10 https://pipol10.pipolcongres.eu/2021/01/20/nom-du-pere-helene-bonnaud/

[4] En français dans le texte.

[5] En français dans le texte.