Il y a quelques années, les Journées de l’ECF s’étaient produites sous l’égide du thème « Être mère – Fantasmes de maternité en psychanalyse [1] », PIPOL 10 aujourd’hui a lieu sous celui de « Vouloir un enfant – Désir de famille et clinique des filiations ». Nous pourrions accorder ces deux syntagmes l’un avec l’autre, être mère et vouloir un enfant, comme les deux faces d’une même médaille, ou l’un comme prolongement, appendice de l’autre. Être mère était une locution nouvelle dans l’univers discursif lacanien habitué plutôt au terme d’Autre maternel. Être mère, résonnant comme en un seul mot, un signifiant tout seul, nous avait alors surpris et invités à revisiter cette question de la maternité sous un nouvel angle. Il en va autant du terme vouloir, indexant une autre tonalité que celle plus familière du désir d’enfant à laquelle nous étions habitués. Ces nouveaux signifiants qu’introduisent nos colloques nous permettent de revisiter nos concepts psychanalytiques transmis par Freud et Lacan, éclairés par Jacques-Alain Miller, afin de faire valoir la pertinence de leurs usages dans la lecture des phénomènes contemporains tout en nous invitant à interpréter l’époque.
L’Autre maternel symbolique et réel.
Selon les premiers écrits et Séminaires de Lacan, l’Autre maternel est conçu comme l’Autre primordial auquel l’enfant a affaire dès le début de sa vie, entité première à qui il adresse ses cris et qui, en retour, par la grâce de sa sollicitude, seront transmués en appel.
L’Autre primordial dit symbolique devient alors celui qui introduit l’enfant à la dialectique du désir qui en passe nécessairement par une conversion de ses besoins physiologiques en demande. Ces besoins en passent donc par le filtre langagier de la mère qui les traduit, les interprète et leur donne forme de demande. Cet Autre sera également dit réel, car tout puissant à répondre ou non, selon son vœu, à l’appel de l’enfant. Il se révèlera alors capricieux, voire tyrannique, s’il laisse celui-ci sans réponse. Toutefois, dans son rapport à l’Autre maternel, l’enfant, dans le meilleur des cas, ne restera pas seul sans possibilité de recours à une instance médiatrice dénommée paternelle.
Ceci dit, si la mère se constitue dès le départ comme l’Autre tout puissant de la demande, comme celle qui a et à qui l’enfant s’adresse, elle aura également à se constituer comme l’Autre qui donne ce qu’elle n’a pas : l’amour. La mère, a souligné J.-A. Miller, en tant qu’Autre de l’Amour, n’est là qu’au prix de son manque, manque assumé, reconnu. Qu’elle soit bonne ou mauvaise, suffisamment ou non, la question se déplace avec Lacan : est-elle suffisamment manquante ? En d’autres termes, Lacan fait apercevoir la mère en tant que femme ou la femme dans la mère.
C’est dire que la psychanalyse a toujours considéré sérieusement la fonction maternelle en tant qu’elle introduit l’enfant aux passions humaines en l’arrachant à la prévalence première de son être biologique. Loin de vouloir culpabiliser les mères, l’orientation lacanienne leur restitue au contraire la dignité qui leur revient et reconnaît en elles la puissance civilisatrice des pulsions humaines.
De l’Autre à la fonction maternelle.
La notion d’Autre introduit aussi l’idée d’un lieu, d’une place pouvant être occupée par celui ou celle qui y sera convoqué.
Ceci connote déjà l’écart qu’introduit Lacan entre une place et celui qui l’occupe, ou entre une fonction et l’agent de celle-ci.
Très tôt dans son enseignement, Lacan allait arracher la psychanalyse à sa pente biographique afin d’y introduire la suprématie du symbolique sur la réalité.
En effet, quand on parle de sa mère dans une psychanalyse ou de celui ou celle qui y a suppléé, d’une certaine façon on l’irréalise, on en fait un signifiant qui l’annule dans sa réalité quotidienne de mère. Elle prend pour l’analysant une valeur de symbole – symbole de l’amour, du désir, de la haine, du laisser-tomber… Arracher la psychanalyse à la biographie a consisté finalement pour Lacan à donner tout son empan à la valeur des mots, aux signifiants en tant qu’ils déterminent des places ou des fonctions, mais aussi en tant qu’ils affectent le corps. L’attention du psychanalyste, avec Lacan, porte sur la place qu’un sujet a occupée dans le désir de sa mère, mais aussi sur les mots qui lui ont été dits ou qui ont manqué et qui l’ont affecté.
Le syntagme Être mère nous avait alors invités subtilement à nous déporter, non plus du côté du rapport du sujet à l’Autre maternel, mais du côté de l’Être qui en fait l’expérience en tant que sujet.
Pas de programme préalable.
« Être mère » ou « vouloir un enfant » ne sont pas comme tels des concepts ou des termes analytiques comme ceux de l’Autre, du Désir de la mère, du manque. Toutefois, le signifiant mère s’articule à celui de l’être qui, lui, se réfère au manque-à-être promu par la doctrine lacanienne. Qui dit manque-à-être dit manque à nommer, manque à dire l’être, à dire l’être de la mère, mais aussi manque qui polarise et propulse le désir. Qu’arriverait-il si l’être de la mère était inscrit préalablement dans l’Autre du langage, programmé, programmable, prévisible comme dans la croyance en Mère Nature ? C’est ce que certains appellent pourtant de leurs vœux quand ils se réfèrent au prétendu instinct maternel, s’opposant aux remaniements des semblants et des liens familiaux que l’époque impose, conséquence du discours de la science. Or, aucun signifiant ne peut dire l’être de la mère, ce qui du même coup laisse place à l’invention au une-par-une (ou au un-par-un) d’un lien libidinalisé à l’enfant.
« Être mère » ne renvoie pas seulement au manque à dire l’être mais également à une notion psychanalytique à laquelle Lacan nous a introduits plus tard dans son enseignement, celle du parlêtre. Si l’être ne peut pas être signifié, s’il n’est que fiction, rêve, fantasme, projection… et n’a en soi aucune réalité, il n’empêche qu’il s’incarne dans un corps qui parle. Ainsi, même si l’Autre n’existe pas, disait J.-A. Miller [2], n’empêche, il a un corps, corps parlant et jouissant. Dans cette perspective de l’être mère conçu comme parlêtre, l’enfant qui lui est intimement lié sera aussi abordé comme un corps parlé initié au langage par un corps parlant. Lacan, dans une conférence à l’université de Yale en 1975, mettait en évidence l’incidence de la langue maternelle dans les soins corporels qui accompagnent le développement de l’enfant et qui va se mêler à l’acquisition du langage [3]. Lors de son Séminaire, il évoquera les termes de lalangue, de bouillon de culture, voire même d’obscénité.
La psychanalyse est la discipline qui s’est d’emblée intéressée à ce bouillon de culture, au choc des mots sur le corps qui lui ont laissé une trace d’affect déterminant un mode de jouir singulier. Elle opère sur le symptôme en déjouant, par son interprétation, le circuit de la répétition que l’impact de la langue maternelle sur le corps a tracé.
Être et vouloir, l’ère des Uns-tout-seuls.
Enfin, soulignons l’importance d’un phénomène contemporain, faire un enfant toute seule ou tout seul. Dans ce cas, le rabattement de l’être mère sur le vouloir un enfant résonne avec l’époque des Uns-tout-seuls, comme l’avait qualifiée J.- A. Miller [4]. Être mère peut d’ailleurs s’entendre dans sa dimension holophrastique comme un signifiant tout seul. Les progrès de la science ont en effet modifié le rapport de chaque Un à la question sexuelle. La Fécondation in vitro, la Procréation médicalement assistée, la Gestation pour autrui – en séparant les cellules, ovocytes ou spermatozoïdes de l’organisme maternel ou paternel – ont introduit une coupure entre le corps imaginaire assigné à une fonction symbolique et le réel du vivant qui appartient désormais à la science. Comme l’avait souligné Marie-Hélène Brousse dans son texte intitulé « Horsexe [5] », nous assistons aujourd’hui à une séparation radicale entre la sexualité, comme identité et modalité de jouissance, et la reproduction. Ainsi, partout en Europe, le législateur est forcé à réajuster le discours du droit pour accompagner les nouvelles configurations familiales qu’autorisent les progrès de la science. Si Lacan avait prophétisé la substitution du nommer à – être nommé à quelque chose –, au Nom-du-Père organisant la structure familiale traditionnelle, on constate aujourd’hui que cette prophétie s’est accomplie. Être mère n’est plus l’apanage du sexe féminin, chacun pouvant s’auto-nommer à cette fonction. Dans cette perspective, l’enfant détaché du corps de la mère devient un objet que chacun peut exiger, revendiquer… On y a droit ! La dialectique du désir, ses méandres, ses aléas et les rets de l’amour qui faisaient jusqu’alors le berceau de nouveau-né, passent sous la barre ou plus radicalement sont rejetés du symbolique. On peut alors assister à un retour dans le réel de l’enfant objet, objet d’une exigence, d’une volonté d’Un-tout-seul, s’émancipant de toute forme de médiation au nom du droit à.
Là aussi le psychanalyste est attendu, non pour proférer un jugement au nom d’un prétendu Bien collectif, mais pour accompagner chacun dans la reconfiguration du lien parental qu’il a aujourd’hui à sa charge sans le secours d’aucun discours établi. Dès lors, il aura dans son action quotidienne, grâce à l’opération du transfert, à permettre à la jouissance de condescendre au désir.
Photographie : ©Poppe Véronique : www.veroniquepoppe.com
& Rolet Christian : www.christianrolet.com
[1] Les 44èmes Journées de l’École de la Cause freudienne se tinrent les 15 et 16 novembre 2014.
[2] Cf. Laurent É. et Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 1998-1999, inédit.
[3] Cf. Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet, n°6/7, 1976, p. 14.
[4] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 2011, inédit.
[5] Brousse M.-H., « Horsexe », in Alberti C. (s/dir.), Être mère. Des femmes psychanalystes parlent de maternité, Paris, Navarin / Le Champ freudien, 2014, p. 43-62.