Assistance Médicale à la Procréation (AMP) et capitalisme – Marina Bricquet Galmar

©Dubuisson Hughes : www.hughesdubuisson.be

Plus de quarante années ont passé depuis le succès de la première fécondation in vitro en 1978. Depuis, les investigations scientifiques et pratiques médicales se sont étendues à travers le monde, bouleversant les structures biologiques de la procréation humaine, œuvrant à de nouveaux possibles et déplaçant les frontières du réel qui, toujours, nous résiste. Plusieurs axes de réflexions peuvent être dégagés par la mise en relief de différents rapports à l’œuvre dans l’expérience subjective de l’infertilité : les bouleversements des univers symboliques et les mutations anthropologiques qui en résultent ; les questions de genre et de féminisme à l’heure des technosciences dans la représentation et la mercantilisation du corps féminin et du désir de grossesse ; les implications éthiques, économiques, politiques et sociétales d’une connivence entre pratique médicale, recherche scientifique et dispositifs financiers qui gravitent autour de l’AMP. Ce mode inédit de reproduction de l’humain vient dessiner de profonds changements sociologiques et anthropologiques dans le rapport du sujet à son désir de famille et des sociétés à l’enfantement. En repoussant les limites du réel de la conception et en introduisant de nouveaux signifiants dans le désir d’enfant, l’expansion des biotechnologies pose un savoir scientifique sur les questions d’infertilité et offre une réponse arrêtée à ce qui devient un « projet d’enfant ». La procréation, en s’affranchissant de la sexualité, présente ainsi une certaine égalité de tous devant l’acte technique de laboratoire et transforme le désir en droit à l’enfant. Les évolutions historiques et sociologiques des mouvements d’émancipation sexuelle associées aux nouvelles possibilités offertes par la science dans les sociétés occidentales libérales soulignent aujourd’hui un déclin de la loi du père et une généralisation de la fonction maternelle, celle-ci étant replacée dans sa dimension masculine et universelle. Par ailleurs, la logique de compétition qui domine le marché des cliniques privées et corporations médicales a fait émerger un secteur économique animé par la dimension mercantile de l’humain. En effet, nous constatons que les effets de l’industrialisation (évolution d’un modèle de pratique médicale privée vers une industrie dirigée par l’investissement et le profit) et la marchandisation des pratiques d’AMP (accent porté sur la rentabilité plutôt que sur la réussite des cycles réalisés) conduisent à offrir un panel toujours plus diversifié de techniques médicales prometteuses. Il devient alors difficile de résister à la spirale des tentatives enchaînées, des innovations technologiques disponibles ou des examens complémentaires proposés pour parvenir à l’objectif final d’une grossesse évolutive. Le sujet est aux prises avec le discours de la science qui lui soumet sans cesse des possibles solutions, et le discours du capitaliste qui feint de combler son manque originel par des objets plus-de-jouir, l’éloignant ainsi de son désir singulier. La dynamique du libéralisme à l’œuvre fait place à une économie de jouissances qui annihile l’économie de désir. Dès lors, comment aborder la question des limites du désir dans nos sociétés libérales et la problématique de la jouissance moderne réglée sur les objets produits par la science ? La rentabilité et l’exploitation économique du corps humain réduit la dimension humaine de l’existence à la dictature du chiffre. On assiste à ce que Jacques-Alain Miller nomme le « morcellement du corps », une exploitation des parties du corps humain comme objet marchandisé, qui amène à questionner la distinction éthique entre les bénéfices de la science et les risques de dérives scientistes. La science repousse les limites du réel et ouvre à de nouveaux modes de jouir potentiellement sans limite. Et cet illimité, précisément, pose question dans la mesure où aujourd’hui le réel détermine l’ordre symbolique ; ce « réel […] sans loi [1] » ouvre la question de l’impossible du réel avec lequel nous devons sans cesse composer. Les promesses de la science, poussée par les mécanismes du marché, amènent souvent à des déceptions profondes, parfois des tragédies coûteuses tant sur le plan de l’investissement personnel que financier. Ou de manière plus ordinaire, elles ne font que repousser certaines difficultés singulières non élaborées. Dès lors, comment articuler science et psychanalyse, qui semblent aborder de manière opposée le sujet, pour comprendre les enjeux de ces biotechnologies, tant au niveau de nos sociétés qu’au niveau du sujet ? Il s’agit aujourd’hui de réfléchir aux pratiques cliniques qui permettront d’appréhender avec discernement les risques d’assujettissement du sujet aux discours ambiants.

 

Photographie : ©Dubuisson Hughes : www.hughesdubuisson.be

 

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 137.